Un village funambule

Un village funambule

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Oaxaca, Mexico. San Matias Petacaltepec est un petit village funambule perché sur une crête aux versants à pic. Il paraît se tenir en équilibre sur l’éperon rocheux d’un vaisseau invisible pris dans une tourmente géologique. La piste longe l’école, le terrain de basket-ball, la mairie, l’église pour disparaître avec les dernières habitations du village. De part et d’autre, des maisons ont été érigées en équilibre précaire sur les pentes abruptes. Un labyrinthe de sentiers étroits et pentus y mène et je me demande comment les femmes avec leur enfant sur le dos, les hommes avec leur costal de maïs ou de café peuvent bien descendre sans glisser ou monter sans effort apparent. Ils ont l’habitude : la pente est aussi raide et vertigineuse que les champs de maïs que j’aperçois au loin au flanc escarpé des montagnes, petits rectangles de carton découpés dans l’immense forêt. Les pièces des habitations sont étroites et en quinconce, collées contre la paroi, le patio est tout petit avec quelques fleurs et, parfois, un poulailler serré dans un coin. Pas de chien, ce qui est à la fois reposant et étonnant : un village indien sans meute de chiens frénétiques ! Par contre j’ai vu deux taureaux couchés à l’étroit tout contre la porte d’entrée. C’est le village amphitryon qui reçoit ce samedi 21 novembre 2015 la cinquième assemblée des autorités agraires du peuple chontal.

Tout a commencé il y a tout juste deux ans dans un autre village chontal, San Miguel Chongos, traversé par une belle et large rivière toute bruissante sous sa voûte d’arbres immenses ; on y trouve des chacalinas, ce sont d’énormes écrevisses qui ressemblent plus à des langoustines qu’à des crevettes. Cette communauté se trouve plus au sud et plus proche de la côte pacifique. Les habitants, réunis en assemblée, ont alors appris que des concessions avaient été cédées par le gouvernement à des entreprises minières. Une concession importante se trouve en plein cœur du territoire chontal, à Santa Maria Zapotitlan, et de nombreuses communautés villageoises vont se trouver directement ou indirectement affectées par l’exploitation à grande échelle des minerais d’or, d’argent, de plomb et de cuivre. Les habitants ont été atterrés en apprenant la nouvelle, ils avaient bien repéré des gens qui, avec ou sans autorisation des autorités, prospectaient la région, mais ils ne pensaient pas que la menace était si précise et que toute leur vie communautaire risquait de se trouver du jour au lendemain complètement bouleversée pour basculer soudain dans l’abîme de la modernité. Il ne s’agit plus d’attendre et de voir venir, mais de prendre des mesures pour s’organiser et résister, s’opposer à ce projet d’envergure concocté dans les hautes sphères à leur insu. Les habitants ont alors décidé d’alerter les communautés voisines afin de constituer une assemblée des autorités de chaque village ; cette assemblée aura pour mission de définir et de prendre les initiatives appropriées pour la défense du territoire.

La notion de territoire n’a rien à voir avec notre conception, très superficielle, de l’environnement naturel. Alors que nous marquons une séparation entre nous et notre environnement, entre nous et la nature qui nous entoure, pour les peuples indiens la notion de territoire marque au contraire le lien intime et légitime, organique et spirituel, historique et social, liant une collectivité humaine à son milieu : « nosotros somos parte del territorio » (« nous sommes partie du territoire », « nous faisons partie du territoire » ou encore, « nous sommes une partie du territoire »). Le territoire marque l’origine et l’identité d’un peuple, il représente l’espace d’un échange dans sa dimension universelle ou cosmique entre l’homme et la terre. Défendre un territoire ce n’est pas défendre la nature ou l’environnement, c’est défendre une vie sociale, une culture et toute une vision du monde qui se sont construites et développées dans une relation d’échanges avec le milieu. Le territoire est le lieu géographique de production et de reproduction d’une vie sociale communautaire.

« Le territoire est l’espace où les gens cohabitent avec le milieu, c’est-à-dire avec l’eau, la terre, avec l’air, avec leurs dieux ; c’est aussi le lieu où siège la communauté, où elle exerce son gouvernement interne (le système des charges) par le biais de ses autorités ; c’est l’espace hérité de nos grands-pères et grand-mères ; il a un sens spirituel, social et culturel pour ses habitants.

Il s’est construit dans le temps par les pratiques et les coutumes avec les autres communautés (avec lesquelles nous cohabitons et nous vivons) à travers les fêtes ; il est l’espace où nous reproduisons notre identité chontale. Il fait partie d’un territoire plus vaste qui est la région chontale[1]. »

La première réunion de l’assemblée des autorités agraires du peuple chontal eut lieu à la fin du mois d’octobre (2014) à San José Chiltepec. San José Chiltepec forme comme un palier dans l’ascension vers les hauteurs ; le village se trouve au-dessus de Santa Maria Zapotitlan et de San Juan Alotepec mais au-dessous de San Matias Petacaltepec et de Santa Lucia Mecaltepec, par exemple. Il représente un peu le point de convergence et de rencontre des communautés affectées par le projet d’exploitation du sous-sol. Ce fut une rencontre très intéressante où l’assistance était nombreuse : une dizaine de villages représentés, ce qui n’est pas rien vu les difficultés de communication avec les pistes, ou terracerías, coupées par les pluies torrentielles. Un énorme rocher, tel un gardien austère, barrait la piste à l’entrée de Santa Maria Zapotitlan interdisant le passage de l’autobus qui fait la liaison journalière avec Salinas Cruz. Je ne sais toujours pas comment l’auto qui nous transportait a bien pu se faufiler entre le rocher et la paroi de la montagne. Des délégués de Teitipac et de San José el Progreso de la Vallée centrale de l’Oaxaca avaient été invités à cette rencontre. Ils ont fait part à l’assistance de leurs expériences : les premiers, du rejet par la population de l’entreprise minière venue faire une exploration du sous-sol ; les deuxièmes, des difficultés qu’ils rencontrent dans leur lutte contre la mine une fois celle-ci installée (division de la population, menaces, assassinats, corruption).

Les compagnies minières qui exploitent le sous-sol du Mexique, particulièrement riche en minerais de toutes sortes, sont, pour la plupart d’entre elles, d’origine étrangère : canadiennes, surtout ; et britanniques, aussi. Elles sont cotées en bourse et leur objectif est de pénétrer avec avantage le marché mondial et de vendre en réalisant des bénéfices conséquents. Elles attirent ainsi l’intérêt de ceux qui spéculent sur les échanges marchands à venir dans ces temples modernes de la pensée que sont les bourses de Londres, de Toronto ou de New-York, ce qui se traduit par une hausse de leurs actions. Nous touchons ici à la notion moderne de la valeur. La valeur ne concerne plus les qualités d’une personne, elle définirait plutôt de nos jours la marchandise et sa valeur marchande, ou l’opportunité que peut avoir une marchandise de se réaliser, c’est-à-dire de s’échanger en pensée contre toutes les autres marchandises. Face à cette exigence absolue de la pensée marchande, les peuples, les femmes et les hommes ne comptent pas, ils ne constituent même pas un obstacle ou alors un obstacle de si peu d’importance qu’il est balayé comme fétu de paille. Pour la pensée marchande, les peuples, les femmes et les hommes ne constituent pas un objectif, ils ne sont pas pris en considération, seuls comptent le cours de l’or, de l’argent, du plomb, du cuivre et les frais d’exploitation et de production de la marchandise or, argent, plomb ou cuivre.

« Le droit, dans le sens légal et politique du terme, nous l’avons, la plupart du temps (sourire). Parfois il y a des problèmes avec les communautés locales ou le gouvernement, cela n’a pas d’importance. Ces choses se règlent, ce n’est pas un obstacle. Quand nous contrôlons le territoire, nous devons développer des relations avec les communautés, il n’y a pas de problèmes ». Ce sont les déclarations du géologue David M. Jones, propriétaire de l’entreprise minière Zalamera S.A. qui possède les concessions en territoire chontal dans sa phase d’exploration. Il cèdera ces concessions avec un énorme bénéfice á des entreprises plus conséquentes chargées de l’exploitation comme Goldcorp. Inc ou Minera de Peñoles, ou encore à l’entreprise Minaurum Gold dont il est membre[2].

Cette mécanique ahurissante, cette machinerie, n’est pas seulement une mécanique aussi ahurissante soit-elle. Elle est l’expression pratique d’un point de vue sur le monde, elle est l’expression pratique d’une pensée, d’une vision du monde, elle est l’expression pratique d’une idéologie en mouvement. Nous n’avons pas seulement affaire à une entreprise minière qui va s’installer dans la région et y causer d’énormes dégâts, mettre à sac tout un territoire pour s’emparer de l’or, de l’argent, du plomb et du cuivre ; nous n’avons pas seulement affaire à la conquête d’un territoire. Cette conquête d’un territoire s’accompagne d’une conquête spirituelle ; c’est d’ailleurs le propre de toute guerre coloniale : esprit contre esprit, point de vue sur l’homme contre point de vue sur l’homme, pensée contre pensée, cosmovision contre cosmovision. Le monde comme la propriété du marchand. Le monde, c’est-à-dire tout ce qui constitue notre réalité, tout ce qui constitue la réalité de l’humain, asservi à une pensée unique : celle du marchand.

La minería tiene dos caras: Una es el dinero que viene tal vez con los empleos, al otro lado existe la contaminación y destrucción de la naturaleza (« la mine a deux faces: l’une est l’argent qui arrive parfois avec les emplois, l’autre est la pollution et la destruction de la nature ») déclare le comisariado de San Juan Alotepec. Ces deux faces ne sont qu’une même pièce de monnaie. Elle signifie la destruction d’une vie sociale reposant sur des modes d’échange qui ne sont pas marchands. Elle signifie la pénétration de l’intérêt privé, de l’individualisme dans une vie sociale reposant sur des engagements mutuels. La nécessité de l’argent entraîne fatalement des comportements individualistes ; jusqu’à présent, ils sont restés marginaux dans une communauté. Mais l’argent, et l’idéologie qu’il véhicule, depuis l’époque lointaine de la conquête du Mexique, petit à petit, doucement, très doucement, insidieusement, corrompent un mode de vie ancestral. Depuis peu ce travail de sape s’est accéléré, l’État a délibérément pris le parti de l’argent avec la signature du traité de libre commerce avec les États-Unis et le Canada, immédiatement suivie, cette signature, par un ensemble de mesures constitutionnelles visant à faciliter la privatisation de ce qui était jusqu’alors du domaine commun. Parmi ces mesures, la privatisation des terres communales ou ejidales est sans aucun doute la plus significative, marquant le passage de la propriété collective de la terre à la propriété individuelle. Bien des communautés, informées de ce qui s’ourdissait, ne se sont pas prêtées au jeu ; d’autres, subissant la pression très forte des fonctionnaires de l’État, ont réagi tardivement ou pas du tout. Teitipac et San José el Progreso, ces deux villages de la Vallée Centrale de l’Oaxaca aux prises avec les entreprises d’exploitation minière, offrent l’exemple de deux situations opposées.

Teitipac, village zapotèque tout au bord des montagnes qui l’embrassent, se trouve à une quarantaine de kilomètres de la capitale de l’État. Il a conservé ses terres communales. L’assemblée agraire et le conseil de vigilance sont bien présents dans la municipalité. Pourtant il a bien failli se faire avoir : le président de l’assemblée des comuneros[3] avait signé le changement de statut du sol autorisant l’entreprise minière à commencer l’exploitation, fin 2011. Ce sont les femmes des comuneros qui ont réagi les premières quand elles ont constaté que l’eau était polluée ; elles ont alors demandé des comptes au président des biens communaux et, avec l’ensemble des comuneros, elles ont bouté hors du village les ingénieurs des mines et tout le matériel d’exploitation. Depuis, les statuts de la communauté agraire ont été revus et renforcés par l’assemblée au cours de plusieurs réunions de travail et la place et le rôle des femmes reconnus. Le territoire communal a été interdit à l’exploitation minière.

Par contre à San José el Progreso, l’entreprise Cuscatlán-Fortuna Silver Mines a réussi à s’installer en 2002 et maintenant, pour la déloger, c’est une autre paire de manches. Un des facteurs qui a facilité cette installation fut l’acceptation de la part de la population du passage de la propriété collective de la terre à la propriété privée. L’entreprise a pu ainsi signer des conventions d’usufruit de la terre avec chaque paysan, individuellement sans avoir à passer par l’assemblée ; et elle a pu obtenir des autorités municipales les permis correspondants. Cependant la majorité aussi bien des paysans que des habitants ignoraient de quoi il retournait exactement, on ne les avait ni informés ni demandé leur avis. Quand ils se sont rendus compte des conséquences néfastes de la mine comme l’épuisement de la nappe phréatique et la pollution de l’eau, ils se sont bien mobilisés[4]. Un peu tard, l’entreprise avait pris le contrôle de la municipalité en soutenant financièrement un parti politique à sa solde et des troupes de choc armés. Deux défenseurs communautaires, membres de la CPUVO, Bernardo Vázquez Sánchez et Bernardo Méndez Vázquez, ont été assassinés. La population est divisée, la fracture est profonde entre ceux qui s’opposent à la mine et ceux qui sont pour. L’opposition a parfois pris une tournure politique pour chercher à prendre la mairie, ce qui a exacerbé les conflits en les plaçant sur le terrain de l’État[5]. Mais revenons à San José Chiltepec et à la première assemblée des autorités agraires de la région chontale.

Des accords importants ont alors été pris par les autorités présentes :

  1. Les autorités se chargent de communiquer au cours de leurs assemblées et aussi avec les communautés voisines les informations recueillies.
  2. Chaque communauté devra informer leurs autorités municipales au sujet des concessions minières et leur demander de n’accorder aucune autorisation aux entreprises comme par exemple le changement d’usage du sol ; en plus, chaque communauté sollicitera sa municipalité afin qu’elle réalise une session solennelle du conseil municipal déclarant le territoire interdit à tout projet d’extraction[6].
  3. Chaque communauté proposera dans ses assemblées l’élaboration ou l’actualisation de ses statuts communaux pour y interdire l’activité minière.
  4. Élaborer dans chaque communauté des actes de l’assemblée déclarant le territoire interdit aux entreprises minières[7].
  5. La prochaine réunion des autorités afin de donner un suivi à ces accords aura lieu à Santa María Zapotitlan.

Je ne suis pas allé à la réunion de Santa María Zapotitlan qui eut lieu le 13 février 2015, ni à celle qui s’est tenue par la suite à San Juan Alotepec le 15 mai 2015, ni à celle du 8 août 2015 à Guadalupe Victoria. Au cours de ces trois assemblées des autorités agraires, il a été surtout question du suivi des accords pris au cours de la première assemblée. Chaque communauté devra élaborer des actes de l’assemblée agraire interdisant l’exploitation minière (voir la note 7). On ne laissera pas le Service géologique mexicain continuer à faire des études de terrain dans les communautés. On continuera à s’informer sur les impacts des mines. Chaque assemblée mettra en place des mesures de sécurité (chaînes interdisant le passage des véhicules, par exemple). On veillera à impulser dans chaque mairie une session solennelle du conseil déclarant le territoire municipal interdit aux entreprises minières. D’autres communautés se sont jointes au noyau initial comme Tequisistlán, Jalapa del Marqués, Llano Grande Jalapa, Pochotillo Jalapa… Enfin au cours de ces assemblées, se fait jour l’idée de construire une organisation ou réunion des peuples chontals.

Et nous nous retrouvons maintenant à notre point de départ, à notre village funambule, à la cinquième assemblée des autorités agraires et à la suggestion importante qui y fut discutée : constituer une assemblée du peuple chontal qui interdira non seulement les mines sur le territoire régional mais aussi tout projet qui n’aura pas son aval. Les communautés présentes sont chargées d’inviter tous les villages de la région à la prochaine réunion, qui aura lieu le samedi 5 mars 2016 à Jalapa, afin de constituer cette assemblée régionale et d’établir l’acte de prohibition des mines sur le territoire du peuple chontal.

Affaire à suivre.

[1] “El territorio es el espacio donde conviven las personas con el ambiente, es decir, con el agua, la tierra, con el aire, con sus dioses, además, donde se asienta la comunidad, donde ejerce su gobierno interno (sistema de cargos) a través de sus autoridades, es un espacio heredado por nuestros abuelos y abuelas, tiene un significado espiritual, social y cultural para sus habitantes.

Construido a través del tiempo por las prácticas y las costumbres, con otras comunidades con las que se convive a través de las fiestas, donde reproducimos nuestra identidad chontal, Es parte de un territorio más amplia que es la región chontal.” (Construcción colectiva elaborada durante el Secundo Modulo de la Escuela Básica de Comuneras y Comuneros, el día 10 de agosto de 2015, coordinada por Tequio Jurídico A.C.)

[2] Informations tirées du fascicule Estrategias de las empresas mineras en territorio chontal, élaboré par Tequio Juridico A.C.

Les entreprises multinationales cherchent à former des consortiums, elles brouillent les pistes et elles donnent l’impression de changer de noms comme de chemises.

[3] Comuneros: ce sont les paysans qui cultivent les terres communales et qui sont reconnus dans leur droit par l’État

[4] En créant la Coordination des peuples unis de la vallée d’Ocotlán (CPUVO).

[5] Les énormes difficultés rencontrées par l’opposition a la mine ont servi d’exemple, actuellement l’entreprise minière cherche à s’étendre mais elle se heurte aux communautés voisines (9 communautés ejidales) qui ont pris les devants pour déclarer leur territoire interdit à l’exploitation minière.

[6] Trois municipalités sont concernées: San Carlos Yautepec, Santa María Ecatepec, Asunción Tlacolulita.

[7] Je viens d’apprendre que le Registre agraire national (RAN) a refusé d’enregistrer ces actes des assemblées agraires interdisant l’activité minière sur leur territoire.



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